"Le commerce et la bureaucratie" selon Frank Rosenthal

Frank Rosenthal

Frank Rosenthal ici interviewé lors de la deuxième édition du Retail Morning

L'un des meilleurs observateurs du commerce, le consultant en marketing Frank Rosenthal, répond ici aux multiples interrogations qui secouent la société tout entière sur les dernières décisions gouvernementales sur ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas.

C'est un bazar indescriptible les décisions gouvernementales concernant le commerce...Que disent-elles de notre société ?

Frank Rosenthal - D’abord soyons positifs, la consommation en France a bien tenu cette année et le PIB était bien reparti avec une croissance selon l’Insee de +18,2%. Le commerce est le principal moteur de la consommation avec 3,6 millions d’emplois, le premier secteur employeur privé en France et 15% de la valeur ajoutée en France. Mais, la crise sanitaire a été plus vite que tout. Les courbes de contamination se sont affolées et le Gouvernement se devait d’agir. La grande différence avec le premier confinement, et elle est louable, est la volonté de la continuation d’une activité économique. Mais celle-ci ne peut pas continuer à 100% au risque de ne pas avoir d’amélioration de la crise sanitaire et c’est là que les ennuis commencent avec la fermeture des commerces dits « non essentiels ». Fermeture ressentie comme une injustice quand beaucoup d’activités continue, fermeture problématique au regard de la période cruciale du commerce : un tiers du commerce en France se fait sur ces deux mois de fin d’année. Des fermetures qui viennent s’ajouter aux problèmes antérieurs (crise des Gilets Jaunes, grève des transports, premier confinement, crise sanitaire). Tout cela consiste à faire monter la grogne et c’est des libraires qu’elle est venue. Puis après, par souci d’équité on ferme les rayons dits « non essentiels » des grandes surfaces. Ces derniers jours disent beaucoup de la société française : manque de concertation, les Allemands prennent trois à huit jours pour la concertation sur les commerces...Peur de décider et d’agir, peur de ne pas agir et surtout et malheureusement bureaucratie à outrance. Qu’est-ce que la bureaucratie ? Larousse propose deux définitions : « C’est l’ensemble des fonctionnaires, des bureaucrates, considérés du point de vue de leur influence. C’est aussi le pouvoir des membres de l’appareil d’Etat ou d’un appareil administratif quelconque ». Deux simples exemples de cette bureaucratie inépuisable : les jardineries considérées comme commerce essentiel ont le droit de vendre des plantes mais n’ont plus le droit de vendre des fleurs... Une plante fleurie oui, des fleurs coupés non. Sur son blog, Michel-Edouard Leclerc a insisté pour les grandes surfaces alimentaires sur l’autorisation de vendre des pyjamas en taille 2 ans, mais l’interdiction en taille 3 ans !

 Que faut-il craindre ? Pour le secteur et pour les consommateurs selon vous ?

Frank Rosenthal - Pour le secteur, il faut surtout craindre une baisse de la consommation, non pas parce que la demande n’est plus là, mais parce que l’offre n’est plus la même. Rappelons que depuis ce mercredi, beaucoup de produits comme les livres, DVD, fleurs, décoration de Noël ne sont plus disponibles à la vente uniquement en ligne avec soit une livraison à domicile soit du click and collect. Moins vous avez de possibilités d’acheter, moins vous risquez d’acheter. Plus vous reportez vos achats, plus vous risquez de les annuler, ce sont des principes de bon sens de tout commerçant…qui s’appliquent en permanence même dans une crise sanitaire. Pour les enseignes, je crains au-delà des pertes de chiffre d’affaires et des conséquences sociales, une dégradation de l’expérience client. Il faudra beaucoup de pédagogie pour expliquer l’inexplicable comme le pyjama 2 ans et le pyjama 3 ans ! Enfin, pour les consommateurs, au-delà de la complexité pour les achats, par exemple décorer son foyer de Noël, je crains un renoncement aux achats d’impulsion. Je crains également qu’une partie de consommateurs ne puisse pas suivre faute de connexion Internet chez eux, la fracture numérique existait avant la crise et elle est toujours là.

 Croyez-vous à la digitalisation à marche forcée du secteur ?

Frank Rosenthal - Précisons d’abord que la pandémie est surtout un accélérateur des tendances dans tous les pays et notamment de la digitalisation. On a vu par exemple l’envolée du drive alimentaire en parts de marchés en France lors du premier confinement. Pour le secteur du commerce, tout le monde n’est pas à égalité. Le top 100 du e-commerce de la Fevad montre l’ancienneté et la maturité des plus grands acteurs, qu’ils soient pure players ou généralistes comme Amazon, Cdiscount, Ali Express, Veepee et d’autres. Les grands acteurs du commerce physique ont agi très vite pour être performant en ligne. Par exemple, Boulanger a généralisé le click and collect sur tout son parc lors du premier confinement. Le vrai sujet dans cette « digitalisation à marche forcée », pour reprendre votre terme, c’est le petit commerce. Pourquoi ? Parce que cela se fait par défaut ou non par choix, sous la contrainte pour survivre et dans une précipitation totale. Nous avons des commerçants dynamiques qui peuvent s’en sortir seuls, mais d’autres vont tâtonner, ne pas savoir et risquent de se tourner vers des plateformes organisées comme eBay, Rakuten, Cdiscount et bien sûr Amazon. Toutes ces plateformes seront ravies de les accueillir, mais c’est une lourde décision de signer ces contrats qui engagent bien au-delà de la période ponctuelle de Noël. Un grand plan d’aide est prévu dans le plan de relance avec 100 millions d’euros mais si on prend le chiffre 2017 de la DGE, il y a 436 000 petits commerçants en France, cela fait donc 230 euros par commerce, le chiffre dit tout ! Pour autant, un commerçant quelle que soit sa taille, doit rayonner chez lui, sur son territoire local et aussi sur Internet ce qui peut lui assurer aussi de la croissance. Vendre dans ses six pays d’Europe est un des principaux arguments d’Amazon pour recruter sur sa place de marché des PME et c’est un excellent argument !

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