Julien Féré : « les tendances aident à faire partie d’un ici et d’un maintenant »

Julien Fere

Sorti le 14 juin dernier, le livre Les Dessous des tendances, comment l'éphémère fait avancer le monde de Julien Féré publié aux Éditions Ellipses, interroge la notion de "tendances", comment ces dernières se créent et comment elles se diffusent dans la société. Le docteur en Sciences de l'Information de la Communication, actuel Partner Communication chez onepoint, a soutenu sa thèse en 2006 puis a poursuivi sa recherche jusqu'à aujourd'hui, l'enrichissant d'interventions de contributrices et contributeurs tels qu'Agathe Bousquet, présidente de Publicis Groupe en France, ou Françoise Serralta, co-fondatrice du cabinet de tendances Peclers. Julien Féré revient pour CB News sur cette notion qui l'a habité des années durant pour constituer aujourd'hui un ouvrage nécessaire à la pratique professionnelle du marketing et de la communication. 

CB News : Ce livre est l’aboutissement de votre thèse, combien de temps a-t-elle duré ? Pourquoi avoir choisi ce sujet au commencement ? 

Cette thèse j’ai mis à peu près six ans à l’écrire et c’est long pour une thèse en Sciences Humaines. Normalement, cela dure trois ou quatre ans. Au début, j’étais la moitié du temps en agence en tant que planneur-stratégique et l’autre moitié sur ma thèse donc forcément cela a doublé le temps d’écriture. Je me suis intéressé à ce sujet car quand j’ai commencé ma carrière, je travaillais chez France Telecom au sein de la direction marketing qui s’occupait des téléphones portables. C’était les débuts des téléphones en marque-propre opérateur, donc des téléphones Orange. C'est comme cela que j'ai pris connaissance des premiers cahiers de tendance. Les équipes de France Telecom cherchaient des recommandations en termes de couleur, de matière, de forme, etc. Elles se sont alors intéressées aux cabinets de style et aux cahiers de tendance. J’ai donc été ouvert à quelque chose qui me semblait fantasmagorique : des gens qui prédisaient à deux ans quels allaient être les couleurs, les matières, les motifs à la mode. Je me suis demandé d’un point de vue communicationnel : quel est le rôle de ces tendances dans notre société ? Comment elles émergeaient et comment elles étaient communiquées aux différents agents de la société que sont les entreprises, les médias, les journalistes, les consommateurs.

CB News : Quelle a été votre méthodologie ? 

C’est au départ une démarche universitaire donc il y a forcément une dimension de terrain extrêmement forte. Ce que j’ai cherché à faire a été tout d’abord d’essayer de définir le concept de tendances. C’est un concept très présent dans la société et en même temps totalement absent des Sciences Humaines. Il n’a pas du tout été pensé par les chercheurs, le seul est un sociologue, Guillaume Erner, qui a rédigé un « Que sais-je ? » sur les tendances. Donc mon premier travail a été de définir ce concept avec une ambivalence assez compliquée. Quand on demande aux gens de définir les tendances, ils peuvent répondre des choses totalement antinomiques, que c’est sur du temps long ou court, que c’est de l’ordre de l’éphémère ou du profond et du sociétal. Je me trouvais face à un nuage de fumée autour de la description de ce qu’est une tendance. Je me suis appuyé sur des concepts de la discipline des Sciences de l’Information et de la communication pour essayer de définir ces tendances. Je les ai donc définies comme des systèmes de création de nouveautés à travers la mise en relation d’objets et d’idées de concept et puis ensuite à travers leur diffusion. C’est à dire que ce qui fait une tendance c’est à la fois sa capacité à donner du sens à quelque chose et en même temps à le partager avec des personnes différentes. Dans cette première partie la méthodologie se présente comme universitaire, en allant chercher des apports notamment dans tout le travail qu’a fait Roland Barthes sur le signe et sur la mode.

La deuxième partie est plutôt une approche historique et, là en termes de méthodologie, je suis allé faire de la fouille archéologique à travers l’évolution des médias et de la presse au cours des siècles. J’ai passé pas mal de temps à la Bibliothèque nationale de France à regarder justement des supports de diffusion d’objets liés à l’apparence. Par exemple au XVIIème siècle, on assiste à la diffusion des patrons, des modèles de robes… Au XIXème, c’est le début de la presse féminine et je me suis notamment servi de l’histoire du féminisme qui a beaucoup étudié ce type de presse, comme Le Courrier des Dames notamment. Et puis au XXème siècle la naissance de grands magazines que l’on connait aujourd’hui comme le Marie-Claire. À travers ces supports, je suis allé repérer la présence des tendances ou de leurs ancêtres. Les tendances sont nées au début du XXème siècle mais avant il y avait d’autres phénomènes qui prenaient la même place qu’elles dans la construction de la société. Dans la troisième partie, la plus contemporaine sur la circulation des tendances aujourd’hui, j’ai utilisé le magazine Elle avec son célèbre « Série Mode » qui est le magazine le plus épais de l’année et qui sort en septembre. On y retrouve toutes les tendances de la rentée. Je l’ai étudiée pendant dix ans : son sommaire, son édito et puis quelques rubriques comme la rubrique « buzzomètre » pour comprendre comment le magazine manipule le concept de tendances et qu’est-ce que cela construit comme relations entre les marques, les lectrices-lecteurs et les journalistes. 

CB News : Parler des tendances est-ce faire l’apologie de l’éphémère ? 

Dans mon travail, je montre que les tendances aident les individus à faire partie d’un ici et d’un maintenant, c’est à dire à faire partie de la société. Quand j’endosse une tendance, c’est à dire quand je vais porter un vêtement par exemple, je vais émettre des signes et créer du même coup un système de reconnaissance et d’appartenance avec ceux qui sont en face de moi. Je vais m’inscrire dans la société dans son instantanéité. Donc dans cette optique-là, les tendances sont éphémères et en même temps elles peuvent durer sur du long terme parce que cette diffusion d’instantanéité peut durer. Ainsi, l’écologie qui est un mouvement de fond de la société, lié à un système de réchauffement climatique avec des preuves diverses et variées de son existence, au départ c’était une notion manipulée dans les années 90 par quelques ayatollahs en marge de la société. Un moment, c’est devenu un phénomène plutôt communautaire, cela a été notamment l’avènement des chaînes de distribution comme Queue de cerise qui vont fédérer des individus autour de cette façon de consommer. Plus récemment, c’est devenu un phénomène normatif qui a gagné toute la société. Quand nous regardons sur le long terme, ce ne sont pas des mouvements isolés qui se sont succédés mais cela a vraiment structuré la société pendant plusieurs dizaines d’années.   

CB News : Les tendances sont-elles applicables seulement à certains domaines comme la mode ou les réseaux sociaux ? 

Non, elles sont capables de gagner l’ensemble de la société à partir du moment, et c’est la seule réserve, où elles mêlent différents types de réalités. Une tendance ne peut pas être que des idées, c’est forcément incarné par quelque chose de physique : une coupe de cheveux, un vêtement, un outil technologique, un service… Ce sont toujours des choses qui s’inscrivent dans la réalité tangible. Le propre des tendances est de pouvoir articuler des idées avec des objets et dans deux sens, c’est à dire que quand je vois cet objet je comprends dans quelle tendance il s’inscrit et quand je suis une marque je vais produire des objets pour m’inscrire dans cette tendance. Donc, il va y avoir le double système de codage et de décodage. 

CB News : En quoi les tendances se différencient-elles de la norme et du bon goût ? 

Cette étude de l’histoire des tendances m’a permis de faire naître trois figures de l’archétype qu’occupent les tendances que sont la norme et le bon goût. Et en fait, les trois sont trois états d’une tendance. C’est à dire qu’une même tendance comme l’écologie peut relever d’une tendance à son origine liée à l’individualité, peut relier du bon goût quand elle arrive à un niveau communautaire et peut relever de la norme quand elle est partagée par l’ensemble de la société. Ces trois états sont les trois moments de la diffusion d’une tendance. Une tendance à succès est une tendance qui va partir de cette première étape individuelle et qui va arriver à la dimension la plus large et la plus normative. Ce qui se passe au début, les gens ont la liberté d’endosser ou non une tendance quand elle arrive au niveau du bon goût si nous voulons appartenir à une classe sociale ou un groupe communautaire, je vais être obligé de m’inscrire dans cette tendance. Enfin, quand elle devient norme sociale je ne vais plus pouvoir la refuser si je veux vivre dans la société. Par exemple, l’Europe a voté l’interdiction des moteurs à essence à partir de 2035, là c’est vraiment la norme sociale. On ne se questionne plus sur cette tendance, elle produit des dispositifs qui vont influencer toute la société. 

CB News : Pourquoi était-ce important de faire appel dans votre livre à des contributeurs externes qui manipulent ces tendances et les faire témoigner ?

La visée de l’ouvrage n’est pas qu’universitaire bien que le texte que j’ai produit est une thèse qui possède son langage et une vision plus long terme. J’ai trouvé intéressant d’ancrer ce texte qui a une durée de vie très longue sur des discours plus ancrés dans le moment. Avec également une visée plus grand public. Cela permettait d’avoir un dialogue entre un discours universitaire et un discours professionnel. Je suis allé chercher des gens qui sont issus de domaines très différents, justement aussi pour montrer qu’on ne parle pas que de la mode et  de l’apparence dans les tendances. La deuxième visée de ces contributions trouve sa source dans le fait que, justement, le milieu des tendances est plutôt taiseux. Dans les contributeurs, Françoise Serralta, co-fondatrice du cabinet Peclers, n’a jamais rien écrit, n’a jamais laissé de trace. Je me suis donc dit que c’était important que ce témoignage soit tracé et qu’on en garde quelque chose dans l’univers éditorial. Concernant les autres contributeurs (artistes, journalistes, publicitaires, etc.) je trouvais intéressant de comprendre comment la tendance impacte leur vie professionnelle. 

CB News : Ce sujet démarré il y a quelques années semble plus que jamais d’actualité, qui sont pour vous les plus grands créateurs de tendance aujourd’hui ? 

Alors ce qui est compliqué et chouette à la fois aujourd’hui c’est que le système médiatique a un peu rebattu les cartes des tendances. C’est à dire que dans un monde pré-numérique, la diffusion des tendances se faisait beaucoup par les médias. La caisse de résonance passait par le système des stars et le système médiatique. Tandis qu’aujourd’hui avec les outils dont nous disposons, n’importe qui peut démarrer une activité médiatique, produire des contenus et les diffuser auprès d’audiences spécifiques. Le système des stars s’est complexifié parce que derrière le star-system officiel, il y a une myriade de personnalités qui sont apparues et qui ont déployé leur aura sur la toile. Aujourd’hui le système s’est encore complexifié parce que le côté récepteur-producteur est présent dans la diffusion des tendances de façon très forte. N’importe qui peut devenir quelqu’un qui véhicule, et pas seulement des objets mais également des discours. Cela n’a pas intensifié les tendances mais les discours sur les tendances, c'est à dire l’action de codage et de décodage de ces dernières. 

CB News : En quoi les tendances sont-elles utiles pour les marques ? 

Je pense que les tendances sont plutôt utiles à la société, elles permettent à chacun de s’inscrire dans un ici et maintenant, comme je le disais plus haut. Pour les marques c’est exactement la même chose. Pour qu’une marque soit pertinente et pour que sa proposition de valeur soit pertinente, l’inscription dans une tendance permet de créer cette appartenance au maintenant. Les tendances permettent aussi de faire que les marques arrivent avec des propositions de produits, d’apparence ou technologiques, de leur donner une forme de légitimité en les inscrivant dans un courant social. Je pense à la naissance de l’Ipod qui, une fois sorti, s’est apparenté à une révolution et s’est présenté comme un produit lifestyle. Il s’agissait d’une évolution technologique mais aussi d’une explosion de couleurs. Pourtant avant l’Ipod, il y avait plein de lecteurs MP3 et, en fait, c’est l’Ipod qui a émergé par rapport à tous les autres et qui a pris de la valeur, car il se vendait plus cher que les autres, parce qu’il s’est inscrit dans la tendance du cool. Le produit a créé un imaginaire et un univers autour de la musique, pas seulement autour de la solution technologique. 

CB News : Peut-on imaginer une société de consommation sans tendances ? Les tendances existeront-elles toujours ? 

Ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre c’est que les tendances n’ont pas toujours existé. Avant le XXème siècle, la place qu’elles occupent a été investie par le bon goût et la norme. Cela veut dire que potentiellement si la société évolue et que notre monde change, les tendances pourront aussi évoluer et être remplacées par une autre façon d’exprimer la même idée : c’est à dire lier des concepts avec des objets. Depuis le début du XXème, nous sommes dans une société basée sur la construction de l’individualité expliquant le succès des tendances. Quand nous naissons dans le monde occidental, la société nous dit "tu dois émerger en tant que personne" donc tous les choix que nous faisons sont des choix positionnant par rapport à notre identité. Avec comme principe fondamental : ce que nous renvoyons, ce que l’on montre à l’extérieur, correspond à ce que nous sommes comme personne. Dans ce système de l’individualité et de la construction de la personnalité, chacun quand il voit quelqu’un de façon non-verbale va décoder les signes qui lui sont renvoyés pour comprendre l’identité de cette personne. Dans ce paradigme, les tendances ont toute leur place puisqu’elles permettent à deux individus d’avoir une lecture commune des objets portés et de se mettre d’accord sur la signification des signes qui sont renvoyés des uns aux autres. Si jamais nous passons sur un autre paradigme et que la construction de l’individu n’est plus le centre de fonctionnement de notre société, peut-être que les tendances évolueront vers autre chose…

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