Louis Dreyfus : ''le Groupe Le Monde est plus fort qu’avant''

Le groupe Le Monde a achevé l’année 2016 le vent en poupe. Et il compte bien, en 2017, maintenir le cap de l’innovation éditoriale et technologique, à l’heure des GAFAs omniprésents. Louis Dreyfus, président du directoire, passe en revue les ambitions d’un groupe redressé et restructuré qui entre dans une nouvelle ère. Interview exclusive.

CB News : 2016 a-t-elle été une bonne année pour le groupe Le Monde ?

Louis Dreyfus : Oui, avec à la fois une vraie dynamique d’innovation, un élargissement de nos diffusions et de nos audiences et, in fine, des résultats économiques positifs. Le chiffre d’affaires 2016 du groupe Le Monde (hors L’Obs) sera de 325 millions d’euros pour un résultat d’exploitation positif, un résultat net à l’équilibre (les comptes seront arrêtés définitivement dans les jours qui viennent, ndlr) et une audience totale de plus de 27 millions de lecteurs chaque mois. Nous récoltons aujourd’hui les fruits de six années d’efforts collectifs et d’investissements. Investir dans la qualité et la diversité de nos rédactions était indispensable, à l’heure où flotte partout un sentiment d’incertitude quant à la qualité de l’information. Cette année, nous avons recruté 15 journalistes au Monde. Cet investissement dans les hommes a payé avec une croissance soutenue de notre portefeuille d’abonnés numériques. Dans ce contexte porteur, la publicité opère dans le Groupe un très bon démarrage en 2017, notamment sur le print, avec des annonceurs automobile, luxe et grande distribution bien présents dans nos pages. Nous enregistrons aussi une croissance notable des Opérations spéciales. En ce début d’année, le Groupe Le Monde est « the place to be » pour les annonceurs. C’est rassurant.

CB News : Les voyants sont-ils tous au vert ?

Louis Dreyfus : Notre trajectoire est aujourd’hui positive. En décembre, nous avons connu le 7ème mois consécutif de hausse de diffusion pour notre quotidien Le Monde et nous affichons une diffusion France payée en hausse pour l’année 2016. Nous notons également, comme je le disais, une progression très forte de notre portefeuille d’abonnés numériques, de l’ordre de 34%. Ces résultats positifs sont à mettre au crédit du directeur du Monde Jérôme Fenoglio et de son directeur de la rédaction Luc Bronner qui font un travail remarquable avec toutes les équipes de la rédaction du Monde. Cette accélération des abonnés numériques est une tendance que l’on retrouve d’ailleurs chez nos confrères étrangers comme le New York Times et le Financial Times qui ont, comme nous, investi dans la qualité des contenus et dont nous suivons les évolutions avec attention. Une diffusion numérique qui progresse à ce rythme, avec des couts de distribution et de production quasi-nuls, cela sera une clé essentielle de la transformation de notre modèle. C’est très encourageant.

CB News : Vous vous êtes également beaucoup démenés en 2016 pour attirer de nouvelles audiences…

Louis Dreyfus : Oui, car c’est autour de ces nouvelles audiences que nous construirons les prochaines années. Il y a 6 mois, nous avons signé un premier accord pour collaborer avec Snapchat et son format Snapchat Discover. Les résultats sont très satisfaisants : nous avons un temps moyen de consultation de chaque édition de près de 3 minutes et 360 000 abonnés. Et ce sont a priori des mobinautes qui n’étaient pas des lecteurs naturels pour Le Monde. Nous avons une équipe dédiée de 7 personnes afin d’avoir une production plus identitaire pour cette audience. Nous allons prolonger cet accord avec Snapchat prochainement avec un contrat annuel. Pour la suite, il est impératif que Le Monde soit présent sur tous ces nouveaux formats numériques et nous restons à l’affut de toute innovation.

CB News : Vous avez aussi développé de nouveaux investissements sur le continent africain…

Louis Dreyfus : Cela entre effectivement dans le cadre de notre volonté de là aussi toucher de nouvelles audiences.  Nous avons lancé le site Monde Afrique il y a deux ans. Pour trouver de nouveaux relais de croissance, mais aussi pour amortir nos coûts rédactionnels, il était important d’aller chercher de nouvelles audiences au-delà de nos frontières naturelles. C’est le sens de cet investissement. Une trentaine de journalistes travaillent pour ce site, qui est aujourd’hui rentable, et qui a également une activité événementielle. Cette stratégie ne nous est pas propre : les réussites d’El Pais en Amérique latine ou encore de The Economist aux Etats-Unis sont des sources d’inspiration pour nous. Certes, aujourd’hui les revenus de Monde Afrique sont encore marginaux, mais à termes, nous considérons que cela peut être pour nous un vrai relais de croissance. Gardons en tête que la francophonie rassemble dans le monde près de 750 millions de personnes pour moins de 70 millions d’habitants en France.

CB News : Quelles sont vos relations avec les GAFA ?

Louis Dreyfus : Nous essayons d’être pragmatiques et opportunistes dans ce rapport de force permanent qui oppose les Gafa et les médias. Nous ne sommes pas pour autant dans une stratégie systématique d’opposition. En revanche, nous sommes vigilants à ce que tout accord avec eux ne puisse se faire au détriment de notre identité ou de notre modèle économique. Facebook nous a par exemple beaucoup sollicité pour que nous utilisions son format mobile Instant Articles. Nous avons étudié leur proposition et refusé considérant que c’était pour nous à la fois inutile économiquement et destructeur de valeur et d’identité. Depuis, je note que certains éditeurs reconnaissent que les résultats d’Instant Articles sont décevants… En revanche, quand Facebook se dit prêt à nous aider à nous développer dans la vidéo via Facebook Live, alors que la vidéo est une de nos priorités de développement, nous sommes très heureux d’avancer avec eux. Même chose avec Google qui a tenté de nous convaincre d’utiliser son format AMP. Nous avons considéré que notre identité se diluerait dans ce format et nous avons refusé de les suivre. Mais dans le même temps, nous avons avancé avec eux sur leur outil d’adserving qui est particulièrement performant. Ces plateformes ont non seulement une capacité à toucher des audiences considérables, souvent nouvelles pour nos marques médias, mais aussi à activer des moyens de développement inégalables.  A nous d’en profiter intelligemment sans perdre notre identité.

CB News : La dernière étude de l’Observatoire de l’e-Pub du SRI et de l’UDECAM montrait une véritable inquiétude quant à la toute puissance publicitaire de Google et Facebook. Cela vous inquiète-t-il aussi ?

Louis Dreyfus : C’est une source d’inquiétude, bien sûr. C’est pourquoi nous sommes très attentifs à nos relations avec eux. C’est aussi pourquoi nous travaillons au développement de notre portefeuille d’abonnés numériques qui devient une source structurante de revenus pour nous. Mais évitons de nous recroqueviller : les chiffres nous confirment que la qualité des contenus influent très favorablement sur les marques qui investissent dans nos pages et sur nos sites : augmentation du temps d’attention, traffic qualifié, recrutement de nouvelles cibles …. Nous ne devons pas avoir peur de parler de performance et de mettre en place des indicateurs qui permettront de nous comparer aux GAFAs.

CB News : Que signifie pour vous la signature de l’extension de la Loi Sapin à la publicité numérique ?

Louis Dreyfus : Tout ce qui a vocation à mettre plus de transparence dans les relations annonceur-agences média sera vertueux pour chacun des acteurs. Et ce, notamment pour les agences média qui ont un modèle économique forcément très chahuté à l’heure du programmatique.

CB News : Après plusieurs mois de discussions, vous avez tout récemment signé un nouvel accord avec, notamment, la société des rédacteurs du Monde, sur les relations entre la rédaction et les actionnaires du Monde. Quel est le sens de ce nouveau pacte ?

Louis Dreyfus : 6 ans après l’arrivée des nouveaux actionnaires (Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, ndlr) et la recapitalisation du groupe, et grâce à la dynamique qu’ils ont insufflée, les comptes du groupe Le Monde sont aujourd’hui redressés. Il était temps que notre structure bilancielle reflète cet assainissement et nous permette, si besoin, de financer de nouveaux projets, internes ou externes ou plus simplement d’absorber les tensions de trésorerie. Dans cette perspective, le fait que les actionnaires acceptent de renforcer les fonds propres du groupe était un geste fort. Cela se fera dans les semaines qui viennent pour un montant de l’ordre de 30 millions d’euros. Pour autant, avant de lancer cette mécanique, il nous a semblé important que la rédaction valide ce choix et ne perde aucun des droits négociés il y a plus de 6 ans. Nous avons discuté plusieurs mois et un accord a été trouvé, accepté à une très large majorité (plus de 93% des voix, ndlr). Ce vote est une belle marque de confiance réciproque entre les équipes et notre trio actionnaire et traduit, je crois, le climat apaisé dans lequel nous travaillons. Depuis leur entrée au capital, nos actionnaires ont investi plus de 110 millions d’euros dans le groupe. En renforçant les fonds propres, ils confirment leur souhait de continuer à accompagner le groupe. Personne ne peut nier aujourd’hui que le groupe Le Monde est plus fort qu’avant.

CB News : Il vous a tout de même fallu solder quelques comptes…

Louis Dreyfus : Nous avons soldé les aventures industrielles passées comme l’imprimerie du Monde, racheté les participations détenues par des actionnaires minoritaires qu’étaient les groupes Lagardère et Publicis. Mais nous avons aussi lancé de nouveaux produits éditoriaux (M, le magazine du Monde, le Huffington Post, la cahier éco & entreprises du Monde, la Matinale du Monde). Nous sommes aujourd’hui en position favorable pour investir et répondre aux opportunités aussi bien en interne, ce qui est notre priorité, qu’en externe. Nous avons développé au cours des dernières années une vraie capacité à nous développer en mode projet, autour de petites équipes associant journalistes et non journalistes. De plus, 20% de l’espace de notre futur siège que l’on rejoindra début 2019, et que l’on est en train de faire construire dans le quartier Austerlitz, sera réservé au développement du groupe. Nous n’avons pas vocation à rester à l’identique et d’ailleurs aucune envie de nous endormir alors que notre secteur est en mouvement perpétuel.

CB News : Qu’est-ce qui pourrait vous intéresser ?

Louis Dreyfus : Nous regardons bien sûr autour du numérique, mais également de l’image avec le développement croissant de la vidéo. Les nouvelles générations s’informent via les vidéos. Il faut absolument que de notre côté nous inventions une écriture, des formats, une identité… Et cela ne passe pas forcément par de la croissance externe. Nous pouvons le développer chez nous.

CB News : Vous préparez une nouvelle version du site internet du Monde. Qu’en est-il ?

Louis Dreyfus : Nous essayons d’être à l’écoute des internautes. La version que l’on va lancer du site, nous la testons sur une frange très faible de notre audience en regardant ce qu’il se passe, comment elle réagit. Puis on corrige avec le souci permanent d’améliorer l’expérience utilisateurs. Peu à peu, nous allons augmenter la mise à disposition de cette nouvelle version pour arriver à 100% de notre audience. Cela devrait s’étendre tout au long du premier semestre 2017. C’est une approche usuelle pour les acteurs du numérique, mais assez disruptive pour les groupes média.

CB News : 2016 a aussi marqué un changement à la tête de votre régie publicitaire avec l’arrivée de Laurence Bonicalzi Bridier. Quelle est sa feuille de route ?

Louis Dreyfus : Dans les recrutements que nous effectuons avec Jérôme Fenoglio, nous essayons d’être attentif à la dynamique de transformation de notre groupe et aux talents et nouvelles compétences nécessaires. Corinne Mrejen (aujourd’hui présidente de la régie du groupe Les Echos-Le Parisien, ndlr) a fait un travail remarquable et permis à notre régie de retrouver une confiance et des résultats, profitant à plein de notre politique d’innovations. Pour la deuxième étape du développement du groupe Le Monde, il me semblait important que nous rejoigne une dirigeante dotée d’une expérience structurante dans le numérique. Au moment où la data et le CRM sont au centre de nos politiques commerciales, recruter Laurence Bonicalzi Bridier qui dirigeait Weborama France, est pour nous un facteur d’accélérateur et de croissance. Et puis Laurence est depuis longtemps une amoureuse de la presse. C’était un mix parfait. Dès le deuxième trimestre, nous avons pour ambition à ce que toutes nos campagnes embarquent de la data à des fins de performance et/ou d’insights. Elle proposera d’ailleurs dans les prochaines semaines une nouvelle organisation de la régie pour accompagner cette nouvelle dynamique.

CB News : Le développement des adblocks est un sujet de préoccupation pour les médias dans le monde. Est-ce un souci pour Le Monde et sa régie ?

Louis Dreyfus : Ça n’est pas un souci pour nous, mais ça pourrait le devenir. A deux reprises en 2016, Jérôme Fenoglio a écrit à ceux qui avaient installé un adblock pour leur dire que s’ils souhaitaient que notre journal puisse continuer à fournir une qualité d’information, il fallait nécessairement qu’il y ait de la publicité. Parallèlement, nous sommes extrêmement vigilants sur les formats publicitaires. La rédaction et la régie travaillent ensemble à de nouvelles versions de nos sites, mobiles et desktop. Nous voulons être encore plus exigeants sur ces formats pour d’abord éviter toute confusion entre publicité et éditorial, éviter le caractère intrusif de certaines publicités. Encore une fois il s’agit d’une question de qualité : qualité du contenu proposé contre l’acceptation d’une publicité ciblée, cappée, créative et non intrusive.

CB News : Fin 2016, L’Obs que Le Monde Libre a racheté en 2014 connaissait des soubresauts. La situation est-elle apaisée ?

Louis Dreyfus : Il y avait deux sujets conjoncturels qui expliquaient la fragilité de L’Obs. Le premier enjeu était d’aider l’équipe de l’Obs à entrer de plain-pied dans cette ère de mutation accélérée après 50 ans d’histoire sous la tutelle de ses deux fondateurs Jean Daniel et Claude Perdriel. Le second enjeu était de faire un hebdo de gauche, moderne et vivant, à un moment où la gauche était à ce point divisée entre une gauche de gouvernement et une gauche « « frondeuse ». Sous la direction de Catherine Joly, directrice générale de l’Obs, des efforts considérables ont été faits pour réorganiser la rédaction et baisser les coûts de cette entreprise. 2017 doit être une très belle année pour développer le titre. L’Obs a des atouts forts pour reconstruire son modèle économique avec notamment une base abonnés solide et une équipe rédactionnelle de première qualité. Le marché des hebdos est un marché difficile en France comme à l’étranger et la montée en gamme des grands quotidiens que sont le Figaro ou le Monde, qui ont fait beaucoup investi notamment sur les formats longs, forcent les hebdos eux aussi à monter en gamme. A l’Obs de réussir ce défi ! Nous ferons tout notre possible pour l’accompagner dans cette phase.

CB News : Côté diversification, vous préparez une nouvelle édition du Monde Festival ?

Louis Dreyfus : Effectivement, la nouvelle édition aura lieu en septembre prochain.  L’an passé, nous avons eu 20 000 visiteurs. C’est une activité nouvelle, rentable, qui plaît beaucoup à la fois à nos lecteurs et à nos annonceurs. Cette activité « live media » nous permet de décliner nos contenus et savoir-faire auprès des cibles étudiantes, BtoB, mais aussi grand public avec pour objectif de faire rencontrer nos marques et recruter de nouvelles audiences. Parallèlement, nous déclinons ce concept sur des sujets plus spécifiques comme l’éducation avec O21 (avec de premières éditions à Lille, Cenon et Villeurbanne), l’économie avec le club de l’économie du Monde, la culture avec Télérama Dialogues. Nous organisons également des évènements en Afrique, avec les débats du Monde Afrique autour des sujet de l’éduction et de la croissance. Nous venons enfin de nous associer à une belle initiative : « Le Festival international du journalisme vivant » dont la deuxième édition se déroulera à Couthures dans le Lot-et-Garonne fin juillet.

CB News : 2017, une année charnière pour le groupe Le Monde ?

Louis Dreyfus : Année présidentielle en France, 2017 sera a priori une très belle année pour la croissance de nos diffusions et de nos audiences. Nous espérons qu’elle marquera aussi le début d’un nouveau chapitre de notre transformation. La phase de restructuration a été menée à bien et s’est achevée en 2016. Il nous appartient désormais de maintenir ce rythme d’innovations, de garder notre exigence et notre rigueur et d’inventer la suite, en gardant en ligne de mire l’installation dans notre nouveau siège social courant 2019.

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