Chronologie des médias : état des lieux

pecoraro

Le film que vous vouliez voir est à l’affiche ! Mais il n’est disponible sur aucun des services de streaming auquel vous êtes abonné… chronologie des médias oblige.

La « chronologie de l’exploitation des œuvres cinématographiques », organise la temporalité de l’exploitation des films sortis en salles de cinéma en France (ne sont donc pas concernés les films qui sortiraient directement sur une plateforme sans sortir en salles avant). Concrètement, les différents modes de diffusion ne peuvent exploiter ces œuvres que selon un certain ordre, fixé par des fenêtres successives dont les ouvertures respectives sont régies par la loi et un accord professionnel. Ainsi, l’exploitation en salles précède – dans cet ordre – celle par vente et location de supports physiques (DVD, Blu-ray…), la vidéo à la demande à l’acte (TVOD), les chaînes de télévisions payantes de cinéma de première et seconde fenêtre d’exploitation, les services de vidéos à la demande par abonnement (SVOD), les chaines de télévision gratuites et payantes autres que de cinéma, et enfin les services de vidéos à la demande gratuite (AVOD). Outre le début des fenêtres, la chronologie traite aussi de questions liées à la temporalité de la promotion des films, aux exclusivités, à la durée maximale d’exploitation pour certains diffuseurs.

Mis en place dès 1983 en France, ce système n’est pas universel ; aux États-Unis par exemple, les délais de diffusion sont définis films par films, par contrats entre les producteurs et les différents diffuseurs – avec comme seule condition une exploitation préalable de 45 jours en salles. En France, notre particularité se justifie par « l’exception culturelle », ou « diversité culturelle » : l’œuvre cinématographique, parce qu’elle n’est pas un bien marchand comme les autres, bénéficie d’un statut protecteur particulier, destiné à protéger l’équilibre du meilleur financement. A ce titre, les accords professionnels successifs relatifs à la chronologie des médias poursuivent plusieurs objectifs :  large accès du public aux œuvres, investissement des différents diffuseurs dans la production cinématographique, développement d’une création cinématographique diverse… Structurellement, l’organisation des diffusions successives permet une optimisation du financement et de l’exploitation des œuvres, la logique étant que plus la fenêtre est rapprochée et avantageuse, plus le diffuseur contributeur accepte, et est tenu à une contribution plus forte dans le financement de la production cinématographique.

Si le principe de cette règlementation a bientôt 40 ans, ses modalités évoluent avec le temps. Elles accompagnent l’apparition de nouveaux types de diffuseurs et la modification des usages des spectateurs. Or, si la chronologie des médias mérite un « état des lieux », c’est parce qu’elle était depuis un an au cœur d’intenses négociations. Et pour cause : l’arrêté ministériel qui en étendait les règles à tous les acteurs du secteur arrivait à échéance le 10 février 2022 ; son terme marquait l’occasion de redistribuer les cartes. C’est donc in extremis qu’a été conclu, le 24 janvier 2022, un accord pour le réaménagement de la chronologie des médias. Signée pour 3 ans par une vingtaine de parties prenantes, la nouvelle règlementation a été étendue par arrêté ministériel du 4 février 2022, à tous les acteurs concernés : ainsi, il s’imposera même aux non-signataires.

En substance, on assiste à un mouvement vers l’avant de différentes fenêtres : Canal+ peut désormais diffuser dès 6 mois (après sortie du film en salles), contre 8 mois auparavant ; Netflix désormais à 15 mois, contre 36 mois antérieurement (Amazon et Disney+ ne le pourront qu’à compter de 17 mois, faute d’avoir signé l’accord) ; les chaines gratuites et payantes autres que de cinéma restent à 22 mois. Ces dernières, désormais « devancées » par les services de SVOD, obtiennent en contrepartie une fenêtre d’étanchéité d’au moins un mois, pendant laquelle les services de SVOD ne peuvent diffuser l’œuvre en même temps que les chaines de télévision gratuites ou payantes de cinéma.

Pour bien en comprendre les tenants et les aboutissants, il faut se tourner vers le décret « Smad » du 22 juin 2021. Ce dernier transpose une possibilité offerte aux Etats membres, issue d’une directive européenne de 2018 dite « Services de médias audiovisuel », d’imposer aux services de SVOD étrangers mais visant la France de contribuer à la production cinématographique française. En contrepartie de leur contribution au financement et on l’espère rayonnement de la production française, le gouvernement accepte que la chronologie des médias soit révisée dans un sens plus favorable à leur égard. En parallèle Canal+, qui a vu d’un mauvais œil le rapprochement de ses puissants concurrents signait aussi ses propres accords ; sans en démordre, le financeur historique du cinéma français a réussi à maintenir une avance de 9 mois sur ces services.

Pour autant, le résultat n’a pas su faire l’unanimité. On le sait, Amazon et Disney+ ne signent pas la nouvelle mouture. Ce dernier regrette un accord dont il estime qu’il n’est pas « équitable et proportionné », alors qu’il avait augmenté ses investissements dans la production cinématographique française et continué de sortir ses films en salles après avoir menacé de ne plus le faire pour s’affranchir de la chronologie des médias. La SACD ne signe pas non plus, estimant que la durée de trois ans de l’accord est trop longue au vu de la rapidité des évolutions des usages, et fustigeant le risque d’un piratage accru le temps que les films soient disponibles sur les plateformes… En matière de chronologie des médias, tout est question d’équilibre – mais celui-ci est souvent instable. L’analyse de l’accord doit être comprise dans son détail, et dans la perspective historique de l’évolution des financements cinématographiques. Il continuera d’évoluer dans ce sens, imposant une chronologie certes, mais prolongeant le long effort de la culture française pour soutenir son cinéma tout en accueillant la diversité des créations internationales.

(Les tribunes publiées sont sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas CB News).

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