Présidentielles 2022 : le triomphe de l’opinion ubique ?

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L’élection de Donald Trump à la tête des États-Unis a marqué l’arrivée au pouvoir des tenants de l’ère de la Post-Vérité, avec leur cortège de fake news et de récits complotistes. La post-vérité au cœur des régimes démocratiques marque l’affaiblissement inéluctable de l’opinion publique au profit de l’opinion ubique.

L’opinion publique s’est développée durant plus de 200 ans. Elle s’est construite grâce à la logique représentative. Tout le long du XXème siècle, elle a été renforcée et unifiée par le travail des médias et des sondeurs. De la même façon que les élections reposaient sur l’acceptation du fait majoritaire, nous admettions que l’opinion publique reflète celle du plus grand nombre de citoyens.

Pour exister, l’opinion publique exige l’adhésion active d’une majorité de citoyens qui - même s’ils ne la partagent pas - la reconnaissent et se reconnaissent en elle.  Mais, la donne a changé : avec l’ère de la post-vérité, à l’adhésion a succédé le doute, au doute la critique radicale. Aux yeux de minorités agissantes, l’opinion publique ne serait qu’un artefact, une manipulation collective au service exclusif des pouvoirs politique et médiatique, les fameuses élites.

L’opinion ubique, quant à elle, n’a pu émerger que grâce aux réseaux sociaux. Pour la définir brièvement, c’est l’opinion d’un individu qui se fragmente. Ses positions se déclinent, se modifient et s'adaptent aux différents médias sociaux. Un individu doté de l’ubiquité digitale qui est presque partout, mais n’est jamais tout à fait le même : professionnel et mesuré sur Linkedin ; familial et parfois poujadiste sur facebook ; caché derrière un fake et sarcastique sur twitter ; visuel sur Instagram ; restant jeune sur Twitch …

Alors que l’opinion publique est relativement stable et homogène, l’opinion ubique est changeante et multiple. Une même personne peut même faire évoluer ses positions en fonction du réseau social où elle les exprime. Elle les change au gré des influences qu’elle subit et des informations qui l’impactent. Avec ses divers avatars numériques, le citoyen n’est plus avare de contradictions, il les cultive dans ses différentes facettes. Il devient ainsi insaisissable et non réductible à l’opinion publique.

Pour les politiques, comme pour les entreprises, l’opinion publique autorisait une communication efficace. Elle s’appuyait largement sur les médias traditionnels et particulièrement la télévision. Pour un décideur, un passage au JT de 20 heures d’une grande chaîne télévisée était jusqu’à peu un vecteur massif de conviction.

Avec l’opinion ubique (les opinions ubiques devrait-on écrire) l’information en direction des individus se complexifie. Alors que sondeurs et médias ont le monopole pour parler de l’opinion publique, les opinions ubiques s’expriment seules, sans filtre et sans traducteur, par le vecteur des réseaux sociaux.

Elles poussent entreprises et politiques à revoir leurs stratégies. Ceux-ci ne peuvent plus se contenter d’une information descendante et à sens unique vers les citoyens. Ils doivent choisir d’autres vecteurs qui permettent des feed-backs. Ils sont contraints aussi d’accepter une forme de dialogue induit par les réseaux sociaux.

Deux signes démontrent que les acteurs politiques ont pris acte que les opinions ubiques allaient remplacer l’opinion publique.

Le premier signe nous a été donné il y a quelques semaines. Un ancien Président, François Hollande, et un actuel Premier ministre se sont prêtés à un exercice sur le réseau Twitch pour « dialoguer » avec quelque 80 000 internautes, au prétexte que ces derniers sont essentiellement des jeunes (public généralement peu attentif au discours politique) …

Le deuxième concerne l’attribution par le Service d’Information du Gouvernement d’un marché de 2,8 millions € uniquement consacré au « social listening », littéralement, l’écoute des réseaux sociaux. Ainsi, une veille quotidienne sera envoyée aux ministres et à leurs conseillers sur les sujets liés à l'exécutif les plus discutés sur twitter, classés en fonction de leur viralité.

Des sondeurs qui cèdent le pas à des veilleurs numériques, n’est-ce pas la meilleure preuve du remplacement de l’opinion publique par les opinions ubiques ? Plus difficilement saisissables, canalisables et maîtrisables, ces dernières constituent un défi pour la démocratie représentative, pour les acteurs économiques et politiques. Avec son triomphe, s’installerait le risque réel de passer de la « tyrannie majoritaire » aux désordres minoritaires.

(Les tribunes publiées sont sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas CB News).

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