Reconfinement : une communication sans désignation

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Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde. Célèbre formule attribuée à Camus qui précisera sa pensée en 1951 dans L'Homme révolté : « La logique du révolté est... de s'efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel. ».  De mensonge et de désignation il n’est plus question depuis la dernière conférence de presse du premier ministre Jean Castex. Nous sombrons dans le néant. Le pouvoir en place ne sait plus définir la période d’effort dans laquelle il fait entrer une grande partie des Français. Camus aurait-il pu imaginer qu’une communauté de vie, telle que l’est la société française, soit incapable de nommer l’épisode dans laquelle plusieurs dizaines de millions de personnes sont projetées ? Est-ce une réappropriation du stratagème d’Ulysse qui se fit appeler « Personne » afin de se libérer de la menace du cyclope Polyphème ? Ou simplement parce que personne n’a souligné que la nature ayant horreur du vide, l’absence de mot serait perçue comme une situation innommable, c’est-à-dire d’une inhumanité sans précédent.

Idiolecte – sociolecte : communauté linguistique

La production de contenus a explosé en quelques années, par l’entremise et sous la férule des nouvelles normes d’échanges admises sur les réseaux sociaux. Pourtant le langage s’appauvrit. Le grand philosophe du langage Wittgenstein aura dans ses « Recherches philosophiques » mené de très complexes recherches pour établir les conditions de possibilité d’une communauté linguistique, autrement dit la question : « Comment la communication verbale entre usagers d’une même langue est-elle possible ? ». Il démontre l’impossibilité d’un langage parlé par un seul individu : il n’y a pas de langage qui ne soit commun à plusieurs locuteurs.

Que déduirait-il de l’absence de désignation d’un phénomène social tel que ce confinement qui n’en est pas un ? Hommes politiques et professeurs de la communauté médicale présents dans les médias, s’accordant dans un élan coordonné pour éluder la nécessité de trouver ce terme. Le mot en communication, souvent loué pour sa performativité, sa place dans l’action. Je n’irais pas jusqu’à émettre l’idée que la situation à laquelle on nous demande de résister, par sa durée, sa puissance et sa force déblaie, également dans le domaine linguistique, la route du sens nécessaire à la conduite de ce que Macron désigna le 16 mars 2020, il y a un an, comme une guerre. Nos réponses conceptuelles à la crise du Covid s’assèchent et se contentent uniquement de gesticuler médiatiquement ; à inexister elles formeront une nouvelle catégorie d’aporie.

Plus grave encore : aucun effort pour nommer

Mal nommer, méconnaitre, contresens, tout serait envisageable. A tout le moins, ayez le mérite d’essayer. Car comme le pense Wittgenstein, il existe toujours plus d’une façon de comprendre ou d’interpréter une règle d’usage. On peut se demander en quoi va consister son application correcte. Et ce dernier parle de « notre paradoxe » celui de l’interlocuteur : ou bien la communication consiste en une transmission de pensées véhiculées par les mots, ou bien l’important se trouve dans les activités des locuteurs, dans ce qu’ils « font avec les mots ».

Ferdinand de Saussure, autre linguiste prestigieux, a fait de la théorie du signe la pièce maitresse de son édifice conceptuel. De Saussure nous apprend que : « la langue est composée d'unités discrètes qui ne sont pas immédiatement perceptibles, mais qui doivent être identifiées par l'analyse, et qui définissent une combinatoire : ces unités, ce sont les signes, qui unissent chacun un signifié (concept) et un signifiant (image acoustique).

L’absurdité qui s’instille chaque jour davantage dans le conscient des Français consiste à promouvoir l’action de survivre sans comprendre. Puisque nous sommes contraints à l’impossibilité de nommer. Dans « 1984 » Orwell décrivait une « obsolangue » ; les termes proscrits dans le langage courant par la dictature, afin que la simplicité des quelques mots admis extermine la notion même de rationalité de la pensée et de son acolyte la démarche logique et démonstrative. Peut-on démontrer que ces nouvelles règles formeraient une stratégie efficace de lutte contre le virus ? De la crainte de la novlangue orwellienne eu égard à sa capacité de transformation et de dissimulation des pires aspects de la vérité des régimes dictatoriaux, la pression d’une année de COVID, épuisante pour les corps et les esprits, accule nos dirigeants au choix de l’antimatière intellectuelle, du non-langage et de l’absence de sens.

Dans son ouvrage « L’ère du clash », Christian Salmon explique la recomposition qui s’est opérée en une vingtaine d’années dans notre réalité médiatique, telle qu’elle était admise avant d’être ubérisée par le déferlement des chaines d’information en continue et le tsunami émotionnel des réseaux sociaux. Salmon étudie le bouleversement qui s’est établi dans les techniques de communication et son impact sur le langage : du récit omniprésent, qui minore le raisonnement, on serait passé à la technique des chocs et des ruptures, qui anéantit le récit créant parfois des sidérations narratives laissant place à un grand vide. Pathologie sociale bien plus inquiétante que celle redoutée par Camus dans la Peste : « J'ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu'ils ne tenaient pas un langage clair. »

(Les tribunes publiées sont sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas CB News).

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