Le groupe Havas milite pour le marketing frugal

Sébastien Emeriau et Faïza Rabah Havas

Le groupe Havas publie l'édition 2020 de son Bilan & Perspectives Média. En exclusivité pour CB News, Faïza Rabah, directrice des études du groupe et Sébastien Emeriau, directeur stratégie & développement chez Cortex Havas (fusion des plannings stratégiques des agences d’Havas Media et d'Havas Creative, ndlr) exposent leur vision d'un marketing frugal pour les années à venir. Le groupe interroge le nouveau rapport de la société à la consommation, à la lutte contre le changement climatique, et les alternatives qui se mettent en place pour faire mieux avec moins, du côté des consommateurs comme des marques.

Le marketing frugal en 2020, ça ressemblera à quoi ?

Faïza Rabah. Tout d’abord, je définirais le marketing frugal comme un cercle vertueux qui vise à réduire les impacts néfastes, internes et externes, des actions marketing mises en place par l’entreprise. En externe c’est, par exemple, la réduction de l’empreinte carbone, et en interne, cela peut être l’optimisation des process pour réduire les temps de développement et les coûts.

La période que nous connaissons actuellement est un accélérateur du marketing frugal. Je pense qu’en plus des bénéfices « classiques » des marques (fonctionnels, émotionnels, etc), les marques devront en plus démontrer leur utilité sociale et leur capacité à protéger l’environnement. Nous sommes à un point d’inflexion. Le marketing frugal est une réponse.

Sébastien Emeriau. En effet, je n’aurais pas dit ça il y a 3 mois évidemment, mais le marketing frugal en 2020 ressemblera à un exercice d’alerte grandeur nature, un stress test comme les banques en font depuis la crise des subprimes et les normes Bale II. Cela risque de faire un certain tri au sein des marques.

Si vous deviez choisir un seul signal faible majeur du marketing frugal, lequel serait-ce ?

FR. Le développement des achats d’occasion est un signal que je trouve révélateur. Il est davantage assumé. La part des Français ayant effectué un achat de seconde main en mode a doublé en 2019, (32% vs 16% - source : Kantar).

SE. L’arrivée d’une nouvelle génération aux manettes des marques, avec des convictions et l’envie de les mettre en œuvre.

80 % des Français pensent que le commerce génère trop de pollution : comment les marques peuvent intégrer ce discours ?

FR. Cela ne doit pas être qu’une histoire de discours. Les marques doivent avant tout montrer des faits concrets. Pour les e-commerçants, cela peut passer par la promotion des produits de commerçants locaux. Certes, j’achète mais je sais que je soutiens l’économie locale. Pour les boutiques, cela peut par exemple se manifester par la vente de produits d’occasion, qui se développe beaucoup dans certaines enseignes (par ex. le dispositif ÏDTROC de l’enseigne Okaïdi ou les Trocathlon chez Décathlon). A mon sens, les commerçants doivent en plus de proposer une expérience shopping classique, une expérience d’achat qui a du sens. Les consommateurs doivent pouvoir considérer les deux options.

SE. Les marques savent ce qu’il faut faire pour répondre à ces attentes, mais cela nécessite des arbitrages parfois coûteux qui nécessitent de modifier le contrat de valeur avec les clients. Pour être acceptés, ces choix doivent être explicités aux clients, même s’ils sont complexes, car plus personne ne croit qu’un produit puisse être bio, éthique, efficace, beau, durable, et… pas cher. Un énorme travail de pédagogie attend les marques sur la constitution de cette valeur.

Slow reading, slow attitude… La décennie à venir est celle du ralentissement ?

SE. Cela fait plusieurs années qu’on en parle. Une partie de la population semble en avoir pris la direction, ils sont même 67% à prétendre s’y adonner (sondage yougov 2019). Mais dans les actes, cela reste encore marginal car le cerveau humain est redoutablement efficace. Il nous récompense en libérant de la dopamine uniquement lorsqu’on fait mieux, incitant à un comportement de croissance prédatrice. Il nous reste encore un gros travail sur nous même avant d’être slow !

FR. La notion du temps est fondamentale et le confinement nous a en quelque sorte redonné les clés du temps, qui nous échappait jusqu’alors. Les consommateurs aspirent à mieux savourer leurs moments de loisirs, à découvrir des passions ou à profiter du bon temps en famille voire à ne rien faire. Et pour l’anecdote, il me semble que le mot procrastination était récemment dans les tendances de recherche sur Google.

Quelles solutions concrètes pour faire mieux avec moins ?

FR. Les solutions sont à la portée de tous. A plusieurs niveaux. Cela peut être très structurel, au niveau de l’organisation de l’entreprise. Par exemple L’innovation frugale, une pratique connue sous le nom de jugaad, qui a l’avantage de faire économiser du temps et des ressources à l’entreprise. L’innovation frugale c’est la fin des process long et lourd. Place à l’agilité et à la créativité ! Sinon au niveau des consommateurs, cela peut passer par tous les petits gestes qui comptent : privilégier les articles réutilisables, privilégier les modes de transport alternatifs, etc.

SE. Il existe plein de solutions pour concevoir, approvisionner, produire, distribuer et communiquer afin d’avoir un impact moindre sur l’environnement. On sait faire moins. Mais pour faire mieux en même temps, il faut surtout bien mesurer toutes les interactions et les externalités positives de chacune de ces actions. Ça nécessite de réfléchir en écosystème, comme le font la médecine chinoise ou la permaculture. C’est plus complexe, mais plus pérenne.

Les français sont-ils selon vous prêts pour l’ère du minimalisme et la sobriété heureuse ?

FR. Je pense que les Français sont prêts et se sentent de plus en plus concernés par une consommation plus responsable. Par exemple, l’ObSoCo (l'observatoire société et consommation), qui analyse dans ses enquêtes le "consommer moins mais mieux" a constaté que le choix de cette proposition a augmenté de 10 points entre 2015 et 2019 (de 26 à 36%), avec une forte accélération en 2019. Cela étant dit, pour une grande majorité des consommateurs, le pouvoir d’achat restera la boussole. Et ce sera d’autant plus vrai que nous rentrons dans une crise économique.

SE. Les Français sont un peuple de terriens qui aiment la nature même s’ils ont parfois essayé de la domestiquer par la science et la raison, les fameux jardins à la française. Ce sont eux aussi qui ont inventé la société de cour et l’apparat, bien loin de du minimalisme. On peut se dire aussi que les Français qui ont bien vécu le confinement sont un peu prêts pour la sobriété heureuse.

Les consommateurs sont tiraillés entre le maintien de leur mode de consommation actuel et la nécessité d’agir pour protéger la planète : comment résoudre l’équation ?

FR. Je pense que l’équation est insoluble. L’enjeu est de trouver le bon équilibre entre raison et plaisir. Les deux ne sont pas incompatibles et continuerons de coexister.

SE. Et maintenant, il faut ajouter la variable hygiène/santé dans les choix de consommation. Les arbitrages deviennent de plus en plus complexes à résoudre. Il faut avoir des convictions, les forger sur des connaissances solides et ensuite les mettre en œuvre. C’est comme si chaque consommateur devait mettre en place un programme politique à chaque achat et s’y tenir. C’est très stressant, tout l’enjeu pour les marques sera de créer du désir pour cette équation.

Les plus jeunes sont les plus sensibles à ces nouveaux enjeux mais aussi les moins dupes par rapport au discours des marques : la recette miracle pour les convaincre existe-t-elle ?

FR. En effet, la jeunesse se soulève pour protéger la planète. C’est une bonne chose. Les marques doivent leur parler avec sincérité et humour, en privilégiant des médias et formats engageants par exemple. Les jeunes d’aujourd’hui intégreront demain plus facilement ce discours. Il est d’autant plus important pour les marques de leur parler le plus tôt possible, dans une logique de recrutement à long terme.

SE. Les jeunes sont dupes parce qu’ils ont envie d’être dupes. Ils s’accordent ce laisser aller parce qu’on ne peut pas être toujours sur ses gardes et qu’ils aiment jouer avec les marques. Je n’ai pas de recette miracle mais je me dis que la conviction peut passer par la culture et l’entertainment. On connait l’influence des films, séries et jeux dans la diffusion des valeurs. La culture mainstream pourrait sans doute imaginer des franchises avec des Role Model inspirants ou des sagas environnementales qui enflamment les jeunes autant que Marvel ou Game of Thrones.

La publicité peut-être vraiment frugal ? N’est-ce pas antagonique ?

SE. L’art de la publicité est de créer du désir pour une idée, un objet, un service. Si on revient à l’essence, cet art peut se faire par la parole et un simple bouche-à-oreille (regardez les politiques, ou les rumeurs). C’est la surenchère de puissance et de vitesse qui a poussé la publicité à voir toujours plus grand.

FR. Je pense vraiment que la publicité peut être frugale et des initiatives commencent à voir le jour. - Au sein d’Havas Media, nous avons par exemple créé avec EcoAct un calculateur de l’empreinte carbone des campagnes plurimedia de nos clients. Les tournages eco-responsables vont aussi se développer. On l’a vu, pendant le confinement, avec un simple téléphone il est possible de tourner une publicité.

Comment ne pas tomber dans l’injonction ?

FR. Les marques doivent être dans la pédagogie et l’accompagnement. On parlait du temps long un peu plus haut. Je pense aussi que dans les contenus publicitaires, à travers des formats longs, les marques doivent prendre plus de temps pour raconter leurs initiatives, montrer l’envers du décor. En toute transparence.

SE. Ce n’est pas un problème de tomber dans l’injonction, les gens aiment bien se faire guider parfois, et concernant l’environnement, on sent presque monter un besoin de lois et de réglementations. Au final, l’injonction est plus directe que la culpabilisation et plus efficace que la dénonciation. En revanche il faut avoir un propos pertinent, des solutions concrètes, un ton adapté et une marque qui a les reins solides.

Le marché de la consommation doit-il renoncer au black friday ?

FR. Les commerçants et les consommateurs doivent se montrer responsables. Au-delà du Black Friday, ce sont aussi toutes les autres promotions qui doivent être questionnées. Elles sont un levier sur le pouvoir d’achat des consommateurs et permettent aux commerçants d’animer leur activité.

SE. On a vu cette année l’émergence du Green Friday, on a aussi vu que 30% des français avaient fait le Black et le Green Friday, dans une dualité très étrange mais sans doute proche de la réalité. Ce qui manque aussi au Black Friday, c’est du sens.

Quelle place pour la data dans ce nouveau monde ?

FR. Nous aurons toujours besoin de datas pour quantifier, modéliser, prévoir. La data doit pouvoir nous aider à mieux optimiser nos ressources.

SE. La frugalité s’appuie sur la mesure des effets, des interactions, des investissements minimums nécessaires, le marketing frugal a besoin de data pour donner les meilleurs résultats.

Peut-on redonner un sens à la consommation ?

SE. Tout acte de communication a un sens, pas toujours celui que la marque a voulu y mettre mais les audiences le décryptent. Le vrai sens de la communication frugale devrait être celui d’accompagner et de donner envie pour des nouveaux comportements

FR. Oui j’en suis convaincue car il y a une attente de la part des consommateurs. Nous l’observons dans notre étude Meaningful Brands. 75% des consommateurs pensent que les entreprises et les marques devraient jouer un rôle dans l’amélioration de la qualité de vie et du bien-être. Les marques doivent être des vecteurs de sens.

Les publicitaires peuvent-ils donner envie si les marques ne s’engagent pas totalement à leurs côtés ?

FR. Les publicitaires doivent guider et accompagner les clients dans un « New Deal », pour reprendre le nom du mouvement initié par les équipes d’Havas Paris. A mon sens, ce sera inéluctable dans les prochaines années. Et le contexte actuel ne fera qu’accélérer ce processus.

SE. J’ai beaucoup entendu de publicitaires dire aux marques qu’elles devaient agir concrètement. C’est vrai car les actes sont souvent plus forts que les paroles. Mais j’ai moi-même été marketeur et je peux vous dire qu’on rêve de passer aux actes. Or une marque est une série d’arbitrages rentables, tout n’est pas toujours possible. La capacité des publicitaires à créer des messages qui font agir est sans limite. Une bonne création peut entrainer toutes les marques dans son sillage.

La période est inédite, le Français chamboulés : est-ce le meilleur moment pour changer le cap ?

FR. Il ne faudrait pas apparaître comme opportuniste ! Les consommateurs ne sont pas dupes. Pour les marques qui ont déjà entamé une transition sociétale, la période actuelle ne fera que les conforter et les encourager à poursuivre car c’est le sens de l’histoire. Pour les autres marques, il y a de réelles opportunités à saisir. Et tant mieux si le contexte actuel peut agir comme un déclencheur.

SE. Je ne suis pas expert en crises, mais j’ai souvent entendu que les moments qui chamboulent sont souvent les meilleurs pour changer le cap. Nous ne sommes pas tous des sages qui anticipent en adoptant une démarche cohérente et structurée. Nous avons besoin d’électrochocs pour prendre conscience et passer à l’acte. En l’occurrence, le fait social total que nous vivons nous fait ressentir le besoin de changement dans nos corps et pas juste nos têtes.

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