Droit TV sportif en France : « un voire deux acteurs de trop sur le marché » (Christophe Lepetit)

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L’UEFA a tranché. Les droits TV de la Champions League de football seront entre les mains, en France, de Canal+ et beIN Sports à partir de la saison 2021-2022, jusqu’en 2024. Un coup dur pour les sortants et les prétendants à ce contrat, crucial pour leur développement. Christophe Lepetit, responsable des études économiques du Centre de droit et d’économie du sport (CDES) de Limoges, décrypte tous les enjeux de ce marché des droits TV du football en pleine effervescence dans l’Hexagone. Interview.

CB News : Canal+ et beIN Sports font leur retour dans les droits TV de la Champions League. A un bon prix ?

Christophe Lepetit : Il est toujours difficile de savoir ce qu'est le "bon prix" d'une compétition sportive. De façon factuelle, ce que l'on peut noter, c'est que le montant acquitté par les deux acteurs sera en hausse de près de 20% (375 millions € pour 2021-2024 vs 315 millions € payés par RMC Sports pour 2018-2021). Cette croissance du montant trouve son origine dans divers facteurs : l'intensité de la concurrence sur cet appel d'offre avec RMC Sports mais surtout Mediapro qui semblent avoir fait monter les enchères ; mais aussi la capacité d'investissement de beIN Sports et surtout Canal+ qui a pu réallouer une partie de l'enveloppe des droits (perdus) de la Ligue 1 à cet appel d'offres.

CB News : C’était une question de survie pour Canal+ et beIN Sports ?

Christophe Lepetit : Je ne pense pas que l'avenir à court terme de beIN et Canal+ était menacé en cas de non obtention de ces droits. BeIN n'a plus de rencontres de Coupe d'Europe depuis 2018 et dispose toujours d'un catalogue de droits multisports très intéressant. Il est vrai que la perte d'une grosse partie de la Ligue 1 lui imposait malgré tout de réagir, bien que les cases horaires de la Champions League ne soient pas les mêmes. Du côté de Canal+, plus que sa survie, c'est sa stratégie qui aurait pu être intégralement remise en cause en cas de non obtention de la Champions League. Le groupe serait certainement plus ou moins rapidement passé d'un éditeur de contenus sportifs à un rôle de "simple" distributeurs de chaînes sportives (beIN Sports, RMC Sport voire Mediapro). C'est donc un retour intéressant pour la chaîne cryptée avec laquelle il va falloir compter dans les mois à venir...

CB News : RMC Sport n’aura donc plus cette compétition dès la saison 2021-2022. Son existence pourrait-elle d’ores et déjà être menacée à moyen ou long terme ?

Christophe Lepetit : C'est un gros coup dur pour RMC Sports, c'est évident. Le groupe de Patrick Drahi a successivement perdu la Premier League ("récupérée" depuis par un accord avec Canal+), n'a pas candidaté sur l'appel d'offres de la Ligue 1 et perd donc les droits de la Champions League. L'endettement global du groupe Altice semble avoir freiné son ambition de convergence média-télécom développée via l'acquisition de contenus sportifs. Il va falloir observer de près la réaction du groupe mais on peut se poser la question de la poursuite de l'activité de la chaîne RMC Sports dans les mois à venir, en effet.

CB News : Le groupe TF1 diffusera quant à lui la seule finale de la Champions League en 2022, 2023 et 2024. Un joli coup ? En attendant éventuellement "mieux" ?

Christophe Lepetit : C'est en effet un beau coup pour TF1. La finale, en tant qu'évènement sportif d'importance majeur, dispose d'un statut un peu particulier avec une nécessité de diffusion en clair. Celle-ci était assurée ces dernières années par les chaînes en clair de Canal+ (C8) et du groupe Altice (BMF TV). En incluant la finale dans un package dédié, l'UEFA souhaitait faire venir directement les chaînes en clair et ne pas laisser aux opérateurs payants le choix d'exploiter ce droit sur leurs chaînes gratuites ou de le sous-licencier. On peut donc supposer que TF1, dont la stratégie repose désormais sur les grands évènements sportifs internationaux et l'acquisition de quelques droits ponctuels forts, a pu acquérir la finale pour un tarif relativement raisonnable dans la mesure où la concurrence n'a pas dû être trop rude. Le groupe pourra profiter ainsi profiter d’une belle audience pour ces finales, traditionnellement assez élevée. Je ne pense cependant pas que TF1 fera "mieux" : le groupe n'a ni la volonté ni la capacité de se lancer dans une reconquête des droits de la Champions League en dehors de la finale à mon sens. Diffuser des séries sur ces cases horaires (mardi et mercredi soir) lui revient en effet moins cher et génère des audiences équivalentes... voire supérieures.

CB News : Mediapro, qui a d’après ses dires avait l’offre la mieux-disante, n’obtient rien. La société s’apprête à en découdre avec l’UEFA devant la Justice sur le sujet. Un coup dur, alors qu’elle disposera des droits de la Ligue 1 et de la Ligue 2 (avec beIN Sports) dès la saison 2020-2021 ?

Christophe Lepetit : Oui, c'est un coup dur si la stratégie de la chaîne est bel et bien d'installer une chaîne 100% football avec un tarif d'entrée à 25 euros et l'objectif d'atteindre 4 millions d'abonnés. Réussir un tel pari avec "simplement" les droits de la Ligue 1 et de la Ligue 2 semble utopique. À titre d'exemple, beIN Sports ne dispose pas de ce volume d'abonnés après 7 ans d'existence malgré un catalogue de droits autrement plus riche que celui dont dispose pour l'heure Mediapro et un tarif bien inférieur. Objectivement, je pense que le fait de ne pas avoir obtenu les droits de la Ligue des Champions est de nature à forcer Mediapro à revoir sa stratégie. Cela peut se faire de différentes façons : en éditant sa chaîne et en nouant des accords de distribution avec les autres acteurs (Canal+, beIN Sports, RMC Sports). Ceci est envisageable, Mediapro détenant "le droit qui tue" à savoir la Ligue 1 sans lequel il est difficile d'exister longtemps sur le marché de la pay-TV. Autre solution : revendre tout ou partie des droits de la Ligue 1 aux autres opérateurs. Ceci est également possible, l'appel d'offres de la LFP (Ligue de football professionnel, ndlr) ayant ouvert la porte à la sous-licence de droits. Reste à voir dans quelles conditions cela pourrait s'opérer et à quel tarif, Mediapro ayant acquis à prix d'or les droits de la Ligue 1 (780 millions €). Dans une telle stratégie, Mediapro ne serait pas en position de force et "coincé" entre ce qu'il doit à la LFP et des acteurs certainement peu enclins à lui faire de cadeau, et qui ne lui offriront pas le même montant... Autre solution possible pour le groupe sino-espagnol : exploiter ses droits différemment via une offre disruptive basées sur de l'OTT et une consommation "à la demande", permettant aux fans de se reconstituer leur propre catalogue.

CB News : L’absence des plateformes numériques est-elle une surprise pour vous ? Est-ce encore trop tôt pour elles ?

Christophe Lepetit : Non ce n'est pas une surprise. Elles sont encore dans une démarche de test et l'appel d'offres de l'UEFA n'était pas vraiment taillé pour elles. On voit qu'elles ont la tentation de venir (Amazon a obtenu quelques matches de Premier League en Angleterre où elle diffuse le tennis, Twitter avait eu des rencontres de NFL, Facebook diffuse du cricket en Inde) mais qu'elles cherchent encore la bonne utilisation et la bonne rentabilisation de la chose. Il faudra voir si les prochains appels d'offres sont mieux formatés pour elles. Les détenteurs de droits et les plateformes se parlent souvent pour apprendre à se connaître et trouver le bon terrain d'entente.

CB News : Le marché français va une fois encore se caractériser par un éparpillement des offres payantes chez plusieurs diffuseurs. Ceux-ci prennent-ils un risque calculé ? Les téléspectateurs suivront-ils ? Des accords entre eux sont-ils inéluctables ?

Christophe Lepetit : Pour le moment le marché est très éparpillé, oui. Reste à voir ce qui va se passer dans les prochains mois. Je doute de la survie de quatre acteurs sur le marché de la pay-TV en France. C'est au moins un de trop voire deux. Des négociations vont s'ouvrir et on peut avoir une "reconcentration" via des sous-licences de droits et/ou des accords de distribution. Néanmoins ce passage de droits de l'un à l'autre, le lancement (et les arrêts ?) de chaînes provoquent, on le voit, un certain ras-le-bol des consommateurs, obligés de suivre de façon active l'actualité des appels d'offre et de multiplier les abonnements pour un coût toujours plus élevé. Ceci (mais pas seulement évidemment) explique en partie le piratage de contenus sportifs qui devient un vrai phénomène massif en France comme ailleurs sur la planète. Ce piratage est un sujet majeur pour l'industrie du football. À ce niveau de droits télé (que ce soit pour la L1, la Premier League ou la Champions League), vous devez pouvoir garantir les exclusivités acquises à prix d'or aux diffuseurs. Or aujourd'hui ce n'est pas le cas, ce qui rend l'équation de la rentabilisation très compliquée à résoudre. À terme, cela peut poser question sur le maintien d'un tel niveau de droits et donc des revenus du football/sport. Quant aux risques pris par les diffuseurs, ils sont importants. On arrive à des sommes qui deviennent quoiqu'il se passe, difficile à amortir pour les acteurs de télévision classiques. Il faudra voir ce qui se passe dans les mois et années à venir et surveiller de près l'arrivée éventuelle de nouveaux acteurs aux reins autrement plus solides (type Disney+ ou autre).

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