Netflix fait son Tour de France ou comment la narration s’empare du sport

margoux

La sortie de « Tour de France : au cœur du peloton » la nouvelle série documentaire du géant Netflix sort ce jeudi 8 juin, en plein milieu du Dauphiné et juste avant le Tour de France 2023. Si Drive to Survive a reboosté la Formule 1 de manière drastique, tant d’un point de vue des audiences que des revenues, à quoi peut-on s’attendre pour le Tour de France et pour le cyclisme en général où les codes s’inscrivent loin du glamour des paddocks de F1 ?

Pour conquérir de nouvelles audiences, plus jeunes, plus diverses, plus connectés, sur des marchés en forte croissance, Netflix et sa maîtrise du récit est un allié précieux pour mettre en lumière des produits sportifs parfois compliqués à lire, qui s’adressent à un public de spécialistes et où l’incarnation peut être faible. Avec 232,5 millions d’abonnés annoncés, la plateforme est évidemment un levier redoutable et un choix stratégique payant.

LA CONSTRUCTION D’ARCS NARRATIFS POUR SIMPLIFIER UN PRODUIT SPORTIF COMPLEXE

Les séries documentaires Netflix ont toutes un point en commun et ce, peu importe la thématique abordée : la dimension narrative. Il s’agit pour la plateforme de streaming non seulement de maîtriser son récit et la chronologie des faits mais surtout d’orienter stratégiquement les points d’attention et d’établir la nature, voire la structure des relations entre les parties-prenantes.

Avec Drive to Survive, la Formule 1 et Liberty Media ont su aller chercher l’audience où elle était, avec les codes qu’elle connaît. Si les pilotes se sont déjà exprimés sur l’aspect trop scripté du programme où, après 5 saisons la fiction tend à prendre le pas sur la narration, la stratégie aura été payante et la valeur du produit F1 n’a jamais été aussi forte tant en termes d’image de marque que de revenues marketing.

La structure même du sport automobile, redondante, opaque, scénographiée, opulente, avec un petit nombre d’acteurs en fait une mise en scène parfaite – pour ne pas dire facile - pour ajuster les arcs narratifs et appliquer la méthode Netflix. Le Tour de France, ouvert, accessible, populaire, imprédictible, à l’opposé de tout ce que représente la F1, devrait pouvoir offrir des arcs narratifs d’autant plus riches et variés – pour ne pas dire complexes - comme une version 2.0 d’une formule qui fonctionne déjà.

La clé du succès des séries documentaire Netflix repose sur l’interview comme pièce maîtresse de la narration et sa capacité à placer le téléspectateur à la même hauteur que son héros.

‘Peloton, au cœur du Tour de France’ ne fera pas exception à la règle mais c’est néanmoins cette rencontre du sportif qui devrait faire toute la différence. Car là où la F1, l’ATP ou le PGA Tour ont pu ressentir le besoin d’humaniser des athlètes inaccessibles aux yeux du grand public, le cyclisme, loin des sports dit d’élite, ne manque pas de personnalités. On doit donc s’attendre à un choix orienté de personnages pour qu’un public non-averti comprenne et suive l’action, tel un blockbuster hollywoodien.

Sans citer personne et pour garder un peu de suspens, il paraît logique d’y retrouver un stratège – celui qui a tout prévu à l’avance et qui est conforté dans ses choix, un punchliner – celui qui enverra les bons mots pour faire sourire et choquer, probablement en français, une bonne vieille rivalité du bon et du méchant coureur – il faut toujours un héros et un vilain dans une bonne histoire, et enfin le personnage que l’on va moquer – celui qui fera passer le téléspectateur pour un spécialiste instantané. Les conflits au sein des équipes et les revanches sur la vie ne devraient pas non-plus être écartés.

La beauté du cyclisme fait que ces personnages sans filtre ne sont pas formatés, assez peu préparés aux médias mais savent pertinemment que leur trait de caractère leur assure une certaine visibilité, soit la combinaison ultime pour y appliquer une narration version Netflix.

LA NARRATION POUR BOUSCULER L’IMAGE DE MARQUE : VERS UNE KARDASHIANISATION DU SPORT

Au-delà des acteurs du Tour, le cœur de la série repose sur le sentiment de dureté, la tension, l’appréhension et l’angoisse. C’est ce que le géant américain sait faire de mieux et c’est probablement là où le spectateur sera séduit. L’enjeu du changement d’image de marque souhaité surviendra lorsque les profanes verront les courses cyclistes pour ce qu’elles sont, pour la douleur, les chutes, la peur, pour le sport, loin de la balade estivale regardée à l’heure de la sieste.

Il est peu probable que les spécialistes et fans de cyclisme n’apprennent quoi que ce soit de ce nouveau showrunner Netflix, mais les initiés ne sont pas le public que le Tour doit conquérir. Rajeunir la marque et l’ouvrir à d’autres marchés, notamment américain, chinois et émiratis, est l’objectif d’une telle production. Dans le podcast Extraordinary Tales, Christian Horner le Team Principal de l’écurie F1 RedBull Racing, l’expliquait parfaitement à Sebastian Coe au sujet de Drive to Survive : « Drive to Survive est arrivé pendant le confinement où les gens étaient chez eux en train de regarder du contenu et cela s'est démarqué du reste. L’impact qu'il a eue en particulier aux Etats-Unis et démographiquement sur les suiveurs de la Formule 1, un public beaucoup plus jeune, beaucoup plus féminin, c’est un public que nous n'avions jamais eu avant. Le sport est dorénavant dans une position qui n’a jamais été la sienne auparavant, avec une fanbase totalement renouvelée. » Horner ajoutera que : « Drive to Survive est un feuilleton télé, ce sont les Kardashians sur roues en gros. Ce sont des coulisses mais ils créent avant tout une série télévisée donc ils coupent et présentent dans ce sens, c’est un travail incroyable pour la Formule 1. »

La « Kardashianisation » du sport est un débat récurrent dans notre industrie. La télé-réalité a infiltré beaucoup de genre et le sport n’en est pas exempt. Peut-on raconter le sport en supprimant l’effort au risque de l’oublier ? Netflix répondra oui, les puristes peut-être un peu moins. Au cœur du Peloton est sans doute l’occasion de rabibocher les deux camps. Car à la différence de conduire une voiture de course ou de putter d’un bunker, le grand public connaît la difficulté du vélo, parfois au quotidien, il sait à quel point cela peut être dur et à quel point cela peut faire mal, aux jambes, aux fesses et parfois à l’orgueil.

LA CONVERSATION COMME PROCHAINE ÉTAPE, LE CHRONOMETRE EST LANCÉ

L’autre enjeu est aussi d’accroître l’activité de la grande boucle et de son écosystème sur les réseaux, le format créant une intense conversation numérique. Rappelons que la F1 comptait près de 12 millions d’abonnés sur Twitter, Facebook, Instagram et YouTube en 2018. Elle en compte plus de 52 millions en 2023. Le Tour de France, c’est un peu plus de 8 millions de fans sur les réseaux, grâce à un travail efficace et impactant depuis plusieurs saisons qui verra probablement un effort d’autant plus récompensé avec l’acquisition de nouveau fans dans les mois prochains. Mais avec une saison 1 disponible ce jeudi et un Grand Départ le 1er Juillet, il faudra convaincre rapidement de manière à anticiper les arcs narratifs d’une potentielle saison 2 filmée cet été.

Et la culture française dans tout ça ? Le Tour de France c’est aussi le tour de la France et un formidable outil de promotion touristique évidemment. Nous découvrirons le 8 juin si le décorum traditionnel du Tour fait partie des personnages centraux de la série avec le doute que les audiences et marchés ciblés soient réceptifs aux campagnes et villages de France, se contentant plutôt des clichés entretenus par Emily in Paris. Lorsque le personnage interprété par Lily Collins aura pour mission de styliser et promouvoir le maillot jaune, à pois, vert et blanc, la grande boucle sera bouclée.

(Les tribunes publiées sont sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas CB News).

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