Ecce Dico : "F" comme...

Ecce Dico

CB News invite les auteurs de  Ecce Dico - Design et communication - Abécédaire amoureux et illustré de la vie en agence, qui vient de paraître aux éditions Loco (359 pages) à nous livrer un mot chaque semaine. Un mot éclairé  en préambule par l'actualité. Après le "A" comme agence et le "C" comme client, on continue avec le "F" comme ...

Femmes [fam] n. f. p.

Ni stock, ni machines-outils dans nos entreprises. Juste de la vie et de la matière grise rassemblées pour imaginer ensemble des objets créatifs accessibles, intéressants et respectueux des publics auxquels ils s’adressent. Dans les agences, un homme sur deux est une femme. Reste à savoir à quel étage on les trouve et dans quelles fonctions. Les années #metoo ont redistribué une partie du jeu. I. t Flash-back : tout avait bien commencé, au détour des Trente Glorieuses et de la libération sexuelle. La publicité devenait utile et respectable. Au service d’une économie prospère, elle accompagnait les marques dans un élan émancipateur. Les planètes Mars et Vénus semblaient alignées. La liberté – et l’injonction à la liberté – s’imposait dans la société, la réclame et les agences en pleine effervescence. À la pudeur corsetée des décennies précédentes succédait une ambiance débridée à laquelle chacun et surtout chacune était invitée à participer. Tristus s’abstenir. Les mœurs libérées faisaient office de justification et de modernité. Bien sûr, comme Monsieur Jourdain, entre deux lignes de coke, on harcelait sans même le savoir, mais il était convenu qu’il s’agissait de l’air du temps et de l’ordre éternel des choses. Les croisières tous frais payés et les week-ends d’agence à Marrakech étaient là pour ça. Un patriarcat qui ne disait pas son nom fixait les règles et s’en donnait à cœur joie. Les femmes n’avaient pas leur mot à dire. Consentantes ou non, la pression sociale leur enjoignait de subir, et avec le sourire, s’il vous plaît. Malgré tout, la publicité séduisait, distrayait et accompagnait l’insouciance de l’époque.

Actualité

2020, 102. 2021, 113. 2022, 147. Combien de féminicides en 2023 ? Combien de campagnes faudra-t-il encore pour inverser cette courbe épouvantable ? Place aux femmes dans les agences pour renvoyer à la préhistoire les clichés entretenus par les mâles alpha, place à la diversité pour une communication transformative.

Ecce Dico

Au fil du temps, la compétition et le business se sont imposés dans cette industrie qui prospérait. Certains s’y sont crus. Ados mal dégrossis, ils ont pris de l’âge et du bide. Ils se sont laissés envahir par l’esprit de sérieux. Finie la rigolade. Il a fallu s’imposer dans ce monde de winners et de testostérone où cohabitaient vaille que vaille les ego les plus surdimensionnés. Ils ont joué les importants et surjoué les enjeux, certains, tel monsieur Jourdain, qu’ils se situaient au centre des regards et du monde. Sûres d’elles-mêmes et de leur influence, les mouches du coche se sont prises pour des tycoons. Conquistadors en carton du monde des affaires, ils ont tout confondu : la marge brute et le chiffre d’affaires, le génie et l’insolence. Ils plaçaient leurs 30” pour des machines à laver au Panthéon de la créativité. Afin de donner du poids à leurs convictions, dans de superbes effets de manches, ils jetaient des cafés à travers les salles de réunion, laissant ainsi leurs traces sur les murs pour alimenter le mythe. Ils humiliaient leurs collaborateurs, devant témoins, et aussi – pourquoi se gêner ? – les clients, tout cela au nom d’une supposée exigence et d’une intransigeance vertueuse. On ne se refait pas : ils ont poursuivi leur jeu pervers avec les femmes, bizuté les jeunes avec une imagination limitée au-dessous de la ceinture, placé des caméras dans les toilettes des filles, marchandé des embauches contre un service sexuel. Ils ont casté les stagiaires en fonction de leur tour de

poitrine. Les mâles alpha sont des guerriers qui, entre deux combats, aspirent au repos.

II. La statistique se vérifie année après année : une très large majorité des étudiants en arts graphiques ou en publicité sont des étudiantes. Pourtant, ces jeunes femmes brillantes, douées, motivées à leur entrée dans la vie active, disparaissent lentement mais sûrement des organigrammes dès lors qu’elles font le choix de travailler dans une structure – studio ou agence. Tel l’oxygène en altitude, elles se raréfient au fur et à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie. On cherche

désespérément des créatives qui auraient quitté le camp de base pour atteindre les sommets. Comme le yéti, certains affirment en avoir aperçu, mais chacun sait qu’à incompétence égale, un homme acceptera le défi qu’une femme a refusé et occupera la place.
Cette situation très documentée, outre le drame des harcèlements sexistes et sexuels clairement révélés par #metoo, concerne tous les secteurs socioprofessionnels. Elle est navrante. En effet, nos métiers à fort impact culturel, véhicules d’idées et d’empreintes sociétales, s’exposent, ou plutôt s’imposent, aux regards des citoyens et des consommateurs, et ce dès leur plus jeune âge. À la télévision, dans la rue, dans la presse, sur les réseaux sociaux, nous parlons haut et fort, interprètes autorisés d’une pensée dominante qui a toujours emprisonné les femmes dans des rôles convenus. Les créatifs portent à ce titre une responsabilité collective dans les perceptions et les canons de la représentation.

Or, bien que la loi condamne les débordements, bien que les mentalités évoluent, la culture patriarcale a la vie dure, en particulier chez les hommes… Sans même y prendre garde, les mots employés, les images créées se sédimentent et calcifient nos
imaginaires. Il faut répéter sans cesse que cet état de fait n’est pas une fatalité. Comme il faut se défendre dans le même temps de la triste idée d’une création genrée. La ligne de crête est étroite entre le ton juste et l’autocensure. La dérision, l’irrévérence, l’humour sont d’utilité publique lorsqu’ils n’empruntent pas les grands boulevards cent fois arpentés des allusions insidieuses et dégradantes, des blagues égrillardes de vestiaire. Dans ce travail d’équilibriste, les créatives et les créatifs doivent rester les garants de l’impertinence, de l’audace et de l’émancipation de tous.

Moins de mâles alpha autour d’une table, plus de femmes créatives aux manettes, ce sont sans conteste moins de réflexes de genre et moins de préjugés. Plus de femmes aux plus hauts niveaux de responsabilité, c’est une hygiène mentale, une ouverture vers des regards et des écritures nouvelles pour des discours sociétaux innovants.

III. Quand les directrices artistiques, les rédactrices, les conceptrices, les directrices de création et les réalisatrices, quand les femmes, qu’elles soient architectes, photographes, designers, graphistes ou illustratrices… dessinent avec les hommes un monde pluriel, ce sont autant de stéréotypes, d’idées toutes faites et d’images reçues en moins. C’est un beau projet que de faire germer ensemble l’idée d’une biodiversité créative.

þ Lu sur Instagram : “Contrairement à ce qui a été annoncé, la femme ne sera pas l’avenir de l’homme. Qu’il se démerde.”

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