Le sentiment d'être "perdus, ensemble" décrypté par Ipsos

Thibaut Nguyen

Thibaut Nguyen, directeur Tendances et Prospective chez Ipsos

Quelle France demain ? Quels systèmes de gouvernance ? Comment le désir et l’impossibilité d’être ensemble remodèleront-ils la société ? . "Les 4500" d'Ipsos est une analyse récurrente de la société française fondée sur une étude quantitative auprès de 4 500 Français, qui permet une lecture de la population. Depuis 2006, tous les deux ans, Ipsos questionne les Français à 360° sur ce qu’ils pensent, ressentent et font sur tous les grands sujets : optimisme, grandes attentes, perception de la nation, écologie, causes mobilisantes, consommation, rapport aux entreprises et aux marques. "Paradoxes, conflit réel / idéal, polyphasie cognitive...L’analyse de l’opinion des Français s’est révélée aussi ardue que féconde dans cette édition où nous pensons déceler plusieurs signes annonçant un tournant clé dans la trajectoire française, prémices de changements majeurs dans les années à venir" soulignent les auteurs de l'étude. Thibaut Nguyen, directeur Trends & Foresight, raconte le récit de la trajectoire française dans une période hors normes, qui ouvre sur de nombreuses pistes de réflexion pour tous les acteurs privés et publics. Selon les résultats et son décryptage, l'état d'esprit des Français serait plutôt pessimiste avec l'idée d'aller le mieux possible dans un monde qui va mal et qu'ils ne comprennent plus vraiment. Interview.

CB News : Vous parlez d'un phénomène de "fracture" dans l'état d'esprit global des français. Est-elle générationnelle ?

Thibaut Nguyen : oui, elle est ressentie, au même titre que les fractures sociales, numériques. Elle est davantage perçue par les jeunes, qui se sentent plus à part de la société en général. Les plus jeunes particulièrement se vivent comme « orphelins » des générations précédentes et en particulier de la génération des boomers. La pandémie a accentué ce sentiment d’une jeunesse plus handicapée, coupée dans ses études, dans sa socialisation, fragilisée mentalement. En comparaison sur l’écologie et de manière un peu caricaturale : les plus jeunes l’ont en tête, mais font moins (pouvoir d’achat, consommation d’impulsion encore présente), là où les plus âgés le déclarent moins mais le font davantage avec un pouvoir d’achat qui facilite la sélectivité des marques.

CB News : Pourquoi est-ce si important de réinventer le lien social ? Comment ?

Thibaut Nguyen : il  est précieux car ce lien social est rare. Les Français actent la difficulté de trouver un consensus sur tous sujets. Là encore la pandémie a divisé les familles sur les mesures sanitaires  et le vaccin. Ils constatent la difficulté à dialoguer sans polémiquer vis à vis de la dernière campagne présidentielle également. Ils constatent aussi dans la scène politique les divisions intra-idéologiques (écologistes contre écologistes, scientifiques contre scientifiques, gauche contre gauche, droite contre droite..). Plus qu’ailleurs, la tradition d’égalité et de fraternité qui se réactive d’autant plus quand la France va mal a souvent appelé un réflexe « d’ensemble », d’autant plus douloureux qu’il ne se passe pas en ce moment. Comment le réinventer ? C'est très complexe. Le passage à une forme de multi communautarisme est assez inévitable, pour réapprendre le lien à échelle humaine, dans des entre soi plus sécurisants et cohérents où le dialogue est possible. Ceci avant de pouvoir recommencer à intégrer l’autre, le différent, et re-parler à des communautés différentes de la sienne. Maintenant cela pourrait aussi amener à une forme de sectarisme.

CB News : Vous dîtes que nous sommes entrés dans une ère de "polyphasie cognitive", pouvez-vous l'expliquer ? 

Thibaut Nguyen : la polyphasie cognitive est la faculté de penser des choses différentes, de revendiquer des valeurs distinctes voire opposées selon les situations. C’est la conséquence directe d’une période d’hésitation sur la route à suivre pour le progrès (crise écologique, inégalités…). Ce qui rend paradoxalement toutes les voies possibles, voire souhaitables : se protéger, s’ouvrir, penser à sécuriser sa réussite matérielle, construire un nouveau monde basé sur le lien et la durabilité, se faire plaisir vite car demain est incertain… Selon les situations, l’une ou l’autre de ces priorités est plus activée : soutenir l’économie locale quand on fait le marché, utiliser les promo et les économies en allant à l’hyper, acheter bio pour la santé, investir dans des crypto monnaies pour tenter de se mettre à l’abri tout en militant pour une finance verte... À chaque instant, agir pour apaiser le réel ou faire advenir son idéal, appelle des convictions contraires. C’est le moment où nous nous découvrons « multifacettes ». Les fake news, les vérités alternatives, les débats experts contre experts amplifient cette incertitude et cette « volatilité intellectuelle ». En conséquence, nous faisons notre « marché idéologique » : un peu de sécurité, un peu d’identité, un peu d’écologie, un peu de solidarité, de manière tactique et opportune. Conséquence de conséquence, nous devons acter que de nouvelles idéologies se forment qui cassent les schémas auxquels nous étions habitués : être start upper et décroissant, c’est possible...

Quelques slides extraites de la présentation des 4 500

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